À Thessalonique, où son film documentaire Le Procès du 36 était diffusé en compétition internationale, Ovidie nous a accordé un entretien.

En 2019, deux policiers français sont condamnés à sept ans de prison pour le viol, en 2014, d’une touriste canadienne dans les locaux du 36, quai des Orfèvres. Le crime choque et divise la société française, qui le découvre tardivement, la vague #Metoo étant passée par là. À quel moment de l’affaire avez-vous décidé de commencer à tourner ce documentaire ?

Au moment du verdict des sept ans. J’ai suivi, de façon presque feuilletonesque, tout le procès qui a duré trois semaines. Trois semaines, c’est un procès exceptionnellement long pour un viol. J’avais suivi tout le travail, très méticuleux, de Live Tweet, de Marie Barbier, (journaliste à L’Humanité), d’Aurélie Sarrot, (LCI), et Thibault Chevillard (20Minutes). J’ai trouvé ce procès très sale, par moments, par exemple quand ils sont allés fouiner dans la vie intime de la plaignante, en convoquant notamment en visioconférence son ex-mari. Je me suis dit qu’il y avait des choses aberrantes.
En même temps, ce procès était exceptionnel : je n’aurais pas parié 100 balles sur un verdict de prison comme celui-ci. Parce qu’on sait très bien que même quand il y a des morts, dans les commissariats ou ailleurs, les policiers sont rarement condamnés. Les faits remontent à 2014. 2016 : ordonnance de non-lieu. 2017 : MeToo passe par là, puis procès en 2019, et là, ils se prennent sept ans. Qu’est-ce qui fait qu’on passe de « Circulez, y a rien à voir », à sept ans de prison en 2019 ?

Le procès en appel * ne pourrait donc rien changer à votre documentaire ?

Peu importe le verdict, le film « tient » quand même, dans le sens où ce qu’on raconte, c’est ce moment-précis, en 2019, où tout à coup, on considère que c’est le procès du consentement. Ça devient un procès iconique : on finit enfin par admettre que oui, Emily Spanton était alcoolisée, oui, elle était habillée sexy, non, elle n’a pas une vie rangée, mais on s’en fout, ce n’est pas ça, le sujet. Philippe Courroye, l’avocat général, le rappelle très bien à la fin du film. Par contre, honnêtement, tout peut arriver. Ils peuvent être complètement acquittés comme ils peuvent reprendre de la prison ferme. Sans compter qu’en 2019, on est en plein post-MeToo, mais aujourd’hui, en 2022, on vit une forme de durcissement vis-à-vis des positions féministes. C’est une forme de backlash que je trouve assez violent. Après ce moment de sidération, de témoignages, dans le monde entier, derrière le hashtag #MeToo, on a vu émerger plein de films, de documentaires, engagés d’un point de vue féministe. Là, il y a une espèce de recul, on considère qu’en fait, on en a assez soupé, du féminisme, qu’elles sont quand même un peu chiantes et un peu castratrices, ces féministes. Il n’y a qu’à voir le harcèlement que subissent les femmes, militantes ou journalistes, sur les réseaux sociaux.

Y a-t-il un espoir, en 2022, d’amélioration ? Une femme qui sort, une femme qui assume son auto-érotisme, sa fantasmagorie personnelle, est-elle plus à l’abri qu’avant ?

En 2019, oui, en 2022, je ne suis pas sûre. J’ai quand même l’impression qu’on vit une vraie situation de durcissement, y compris dans les rapports hommes-femmes. Ce recul s’exerce dans plusieurs choses. Il y a beaucoup de mouvements anti-IVG qui sont bien plus puissants aujourd’hui qu’il y a cinq ans, par exemple. On a gagné des libertés, on n’a jamais autant parlé de consentement qu’aujourd’hui, c’est une victoire. Mais en même temps, on voit que sont en train de reculer d’autres choses élémentaires qu’on croyait acquises.
Après, ce verdict des sept ans de prison, pour moi, ce n’est pas une victoire. À titre personnel, en-dehors de ce procès, ma conviction profonde est que je suis contre la prison. Et en particulier dans une situation de viol, je considère que c’est presque inutile, ce n’est pas la prison qui fera changer les hommes. Au contraire, parfois ça les conforte dans cette idée que, vraiment les femmes sont d’horribles bonnes femmes, qu’elles se plaignent sans qu’on sache pourquoi. C’est ce que décrit Emily Spanton : à la lecture du verdict, l’un des deux accusés n’avait toujours pas compris pourquoi il était condamné. Donc, quand je parle de victoire du féminisme, je ne parle pas d’envoyer des mecs sept ans en prison. Pour moi, la victoire du féminisme tient au fait qu’on n’a jamais autant parlé de consentement que maintenant. Je le vois parmi les générations plus jeunes : les ados, les étudiantes que je peux avoir, cette génération entre quinze et vingt-cinq ans, je vois que toutes ces notions-là – consentement, harcèlement, slut-shaming, revenge porn, mansplaining, manspreading, etc – elles les ont acquises, il y a une évolution positive.

Comment Emily Spanton a-t-elle accueilli votre sollicitation ? Est-ce que ça a été difficile de la persuader de témoigner après ce qu’elle a enduré ? Votre parcours philosophique et féministe a-t-il achevé de la convaincre ?

Oui, d’abord, elle s’est renseignée sur moi. Je suis passée par son avocate, qui connaissait mon travail et avait vu certains de mes documentaires : elle lui a présenté le projet. Au début, Emily Spanton était très méfiante, elle avait eu de très mauvaises expériences avec la presse. Par exemple, à un moment, la presse avait sous-entendu qu’elle était trop moche pour être violée, qu’elle était trop grande, grosse… On a lu des trucs horribles. Comme pour Strauss-Kahn : on avait dit que Nafissatou Diallo était trop moche pour être violée. Elle, Emily, était assez choquée de voir comment une partie de la presse française l’avait traitée ; elle était donc très méfiante. Mais on a passé du temps ensemble, on a pris notre temps.

Votre producteur a déclaré qu’il trouvait « équilibré » le documentaire, en cela qu’il donne la parole aux deux parties concernées de façon égale. Or le documentaire nous semble au contraire très engagé du côté d’Emily Spanton dont on découvre la famille, le témoignage fort, ce qui n’est pas le cas de la partie adverse : on ne découvre pas l’intimité des policiers, par exemple. Le résultat du procès donne « raison » à cet engagement, la jeune femme étant bien reconnue comme victime. Cela a-t-il été un enjeu pour vous, ce numéro d’équilibrisme entre la présomption d’innocence et votre engagement féministe ?

Honnêtement, ce n’était pas du tout pour des raisons légales, de crainte de procès pour diffamation ou autre. Ce n’était pas ce qui m’animait. Pour tout le monde, y compris pour des journalistes militantes, comme Marie Barbier, il y a des moments de doute. Par exemple, quand ils présentent les analyses toxico et qu’on se rend compte que oui, Emily Spanton avait aussi de l’oxycodone dans le sang. Quand ils font venir l’ex-mari – là-bas, au Canada, ils n’auraient même pas le droit de le faire – pour lui faire dire « Oh la la, qu’est-ce qu’elle se droguait », le fait est que ça fonctionne : même des journalistes militantes qui sont présentes se demandent si elle dit la vérité. On arrive à semer le doute. Je trouve donc que c’est très intéressant d’avoir la parole de chacun, parce que personnellement, je ne sais pas ce qu’il s’est passé dans ce bureau, je n’y étais pas. Et eux-mêmes étaient tous déjà tellement défoncés de part et d’autre que je ne sais même pas s’ils se rappellent ce qui s’est passé. Personne ne sait, en réalité.
Mais ce n’est pas mon propos. Mon engagement porte sur la façon dont le procès a été mené : pourquoi on va chercher les parents, l’ex-mari, les ragots dans son village, la façon dont elle est habillée, le gars qui dit qu’elle sentait mauvais et que c’est pour ça qu’il n’a pas couché avec elle. On a essayé de la salir.
Ce sont aussi tous les dysfonctionnements qui m’intéressent, par exemple les erreurs de réaction de la hiérarchie qui, au début, ne sanctuarise pas la scène, qui essaie de couvrir, qui ne fait pas passer d’analyses toxico aux policiers. C’est le fait qu’on jette des choses à la poubelle, qu’on mette déjà en place une forme d’impunité. L’avocate de la Défense le dit : ils n’étaient pas les premiers à faire monter des filles au 36. Ça pose aussi la question d’éventuelles autres victimes qui, elles, n’auraient jamais porté plainte. La réalité, c’est qu’on ne sait pas. Ça me semble vraiment important aussi d’entendre ce que disent les policiers. Peut-être qu’ils disent la vérité, mais ce qu’ils disent, y compris par exemple « Tu vas l’entendre couiner », « Dégage ça, c’est de la merde », ça raconte quelque chose de notre société. Même s’ils sont innocents et qu’ils n’ont rien fait ce soir-là, toute cette culture masculine, ça dit quelque chose de violent, je trouve.

Dans ce cas, l’enquête de personnalité sur la plaignante a été excessive.
Mais en matière de justice, peut-on se passer de cette enquête de personnalité qui semble nécessaire pour mieux détecter de possibles accusations mensongères ?

Ça c’est un point de vue : au Canada on ne fait pas ça… Au Canada, c’est le procureur qui s’occupe de ça. Là, en France, il faut que la victime paie des avocats pour se défendre. Le système judiciaire est très différent…
Mais n’est-on pas obligé de reconstituer l’arrière-plan d’une personne parce que dans le cas d’accusations fausses…
L’arrière-plan, c’est plutôt du côté des policiers que ça devrait être fait. L’enquête de personnalité, l’enquête psychologique, l’enquête toxicologique, c’est sur les policiers qu’elle aurait dû être faite.

Retournons au documentaire et à vos partis pris esthétiques : la lumière froide, bleutée, un fond sonore permanent, oppressant comme un métronome, la projection d’images sur des murs, les scènes de reconstitution etc. Qu’est-ce qui a présidé à vos choix ? Comment vous avez piloté tout ça ?

Je suis partie des minutes du procès que j’ai d’abord enregistrées. Je fais aussi du documentaire radio, pour LSD sur France Culture, par exemple. J’aime bien travailler la matière sonore et, là, j’ai décidé d’enregistrer toutes les minutes, de les faire jouer par des comédiens, d’imaginer d’abord un environnement sonore. À partir de là seulement se poserait la question des images que l’on choisit. C’est comme ça que je l’ai fait, à l’inverse de ce qu’on peut faire d’habitude. C’est ce qui permet d’éviter l’aspect reconstitution de scène de crime à la « Faites entrer l’accusé » (j’adore  » Faites entrer l’accusé », par ailleurs). Pour moi, c’était important qu’il n’y ait pas ma voix, ni de voix off tout court, pour laisser la parole à tous les protagonistes de l’affaire, dans la reconstitution sonore.
Quant au musicien, c’est celui qui travaille avec moi depuis des années (Tu enfanteras dans la douleur, Là où les putains n’existent pas, et Pornocratie). C’est quelqu’un qui travaille avec des sonorités très froides. Moi aussi, dans ma tête, je vis dans un monde qui est désaturé et très froid. J’essaie de partager mon univers mental à travers la musique et le traitement de l’image.

Ce documentaire qui va passer dans le cadre d’Infrarouge à la télévision française, était-il pré-vendu et formaté dès le début du projet ?

C’est une coproduction avec Infrarouge, engagé dès le début dans le projet. On fonctionne souvent comme ça, avec Arte aussi. Mais il était important pour nous que le film ne soit pas diffusé avant le procès. Pas pour des questions juridiques. Mais parce que je ne supporte pas, dans un procès, quand les médias viennent interférer ou influencer le verdict. Je trouve ça hyper grave. Je ne voulais pas que ce film soit diffusé avant l’appel, parce que je ne voulais pas causer de tort à Emily, mais aussi, parce que sept ans de prison, je ne le souhaite pas à mon pire ennemi. Je ne voulais pas non plus que mon film puisse servir d’étendard pour conforter l’idée que c’est super, d’envoyer des mecs en prison. Pour moi c’était important de laisser passer du temps. Je ne veux pas être récupérée ni utilisée.

Quels sont vos projets actuels ?

J’ai une série de fiction, pas documentaire, qui s’appelle Des gens bien ordinaires. C’est une série pour Canal+ en 8 huit épisodes. C’est ma première fiction longue et elle sera présentée le 4 avril à Cannes Série puis diffusée a priori fin novembre.

Pourquoi ce titre, Des gens bien ordinaires ?

Parce que je crois beaucoup à la banalité du mal, celle d’Arendt, et que ça raconte le parcours d’un jeune homme. On a l’impression qu’il évolue dans un monde extraordinaire mais ces gens-là sont tristement ordinaires… C’est une série qui se passe dans un monde dystopique où les rapports de genre sont inversés, où les femmes ont le pouvoir, mais sans pousser les potards, parce que ça a déjà été fait avec Jacky au royaume des filles, par exemple. Là, c’est un monde où, subtilement, les rôles sont inversés.

* 22 avril 2022 : à Créteil, le procès en Appel a innocenté les deux accusés.


Voir notre critique du documentaire, publiée sur À Voir – À Lire.com, ici.
Interview publiée sur À Voir – À Lire.com