Présenté en première internationale au Festival de Thessalonique, et récompensé du Prix Spécial du Jury de la section « Nouveaux Arrivants », The Devil’s Drivers est un documentaire de cinéma direct, brut, hors d’haleine, sur un sujet délicat, la cohabitation israélo-palestinienne dans les régions frontalières.

 

Résumé : C’est dans une région frontalière, entre Palestine et Israël, à la fois terrain d’entraînement militaire israélien et terre originelle de Bédouins arabes, que d’étonnants conducteurs fendent le désert à bord de voitures blanches. Soulevant sur leur passage une poussière qui peut les sauver en les dissimulant aux regards, ces Palestiniens convoient des travailleurs clandestins, jouant au chat et à la souris avec les autorités israéliennes. Des passeurs de travailleurs précaires, eux-mêmes acculés par la pauvreté et prêts à tout pour nourrir les leurs, y compris à risquer la prison.

© TDF 24- The Devil’s drivers

Critique : D’immenses étendues caillouteuses où évoluent des brebis et des chèvres attendent le spectateur à l’ouverture du film. Mais pas le temps de s’attarder sur le jeune berger qui les mène, ni sur cet âpre panorama : déjà, le voici embarqué dans une course folle ; la voiture fonce dans le désert, la caméra cahote radicalement, la musique sort tout droit d’un film d’action, le tempo est survolté. En quelques minutes à peine, les réalisateurs Mohammed Abugeth, palestinien, et Daniel Carsenty, allemand, ont posé le décor et immergé le spectateur, souffle coupé, dans une angoissante cavalcade : celle de ces conducteurs qui risquent chaque jour leur vie et celles de leurs passagers, pour emmener des travailleurs du bâtiment de part et d’autre de la frontière. Ce trafic humain fait d’eux des passeurs, dans le collimateur des autorités israéliennes.

Parmi les nombreux passeurs de la région, les réalisateurs choisissent de s’intéresser au jovial Hammuda et à son cousin Ismail, plus introverti ; ils filment aussi Ali, berger du même village, qui leur sert de tour de contrôle, scrutant les vallées pour deviner les positions des troupes israéliennes. À leurs côtés, on entre peu à peu dans une vie quotidienne faite de système D. Le garagiste est primordial, qui répare artisanalement les voitures usées par la course, leur évitant l’arrêt cardiaque définitif. Dans les villages, chacun fait avec ce qu’il a. L’eau courante, après douze ans de pénurie, vient seulement d’être rétablie. Les emplois font défaut ou ne permettent pas de survivre. Hammuda et Ismail témoignent, dans leur salon, pour justifier de leur activité : « Il faut bien payer l’école et la Sécurité sociale ». Malgré les difficultés, ce sont des pères tendres et démonstratifs. Huit ans de tournage voient grandir à l’écran leurs enfants, heureux, mais aussi arriver le moment fatidique de cette confrontation que l’on subodore avec les autorités israéliennes.

© TDF 24- The Devil’s drivers

L’image, très granuleuse, oscille entre une qualité caméscope et pellicule ; à l’instar de ces hommes sur le qui-vive, les plans sont nerveux, la caméra intranquille. Il en résulte un aspect brut, dur, et qu’on pourrait qualifier de très masculin – ceci, à plus forte raison parce que (presque) aucune femme n’apparaît, les Bédouins frontaliers étant très conservateurs. Cette qualité d’image colle parfaitement au désert et à l’existence rugueuse des passeurs. Parfois surgissent des visions abstraites : au loin, dans la nuit, la ville d’Hébron, orange sur fond de ciel noir, semble incendiaire. En accord avec l’image, et sans se montrer superfétatoire, le travail du son fait souvent planer une note unique et lancinante dans l’air poussiéreux, renforçant la tension et la sensation de vertige.

© TDF 24- The Devil’s drivers

Par ailleurs, les réalisateurs ont choisi de glisser de petites animations, assez sobres, dans le récit, pour rappeler l’histoire du conflit israélo-palestinien, de Yasser Arafat aux accords d’Oslo, en passant par les trois Intifadas. Un résumé en léger décalage visuel avec le reste mais plutôt bienvenu d’un point de vue pédagogique. Un rappel de l’insoluble… « Filmez tout, s’il vous plaît », enjoint Ali, alors que les militaires vont détruire sa maison. Que de dégâts, que d’incompréhensions, que de destins accidentés… The Devil’s Drivers raconte avec sa force brute et sa beauté nerveuse, cette histoire qui ferait mieux d’être une fable, mais qui n’en est pas une.

© TDF 24- The Devil’s drivers


Une critique publiée sur À Voir – À Lire.com, visible ici.