Présenté en première internationale au Festival du film documentaire de Thessalonique 2022, après sa sélection à Sundance, Sirens de Rita Baghdadi est un fougueux éloge de l’amitié.

- Sélection Festival du Film documentaire de Thessalonique 2022
- Prix Mermaid (LGBTQ+) – Mention spéciale
 

Résumé : Au Liban, rares sont les groupes de métal ; plus rares encore ceux qui, exclusivement féminins, se produisent publiquement, sans complexe, à l’image de Slaves to Sirens. Même dans un pays réputé ouvert, le groupe de punk-thrash-metal, composé de cinq jeunes femmes entre 25 et 30 ans, fait ici figure d’ovni, sous son attirail cuir-perfecto-piercing-teinture. Si Rita Baghdadi filme, plusieurs mois durant, leur évolution musicale, la réalisatrice américano-marocaine n’en reste pas là et choisit de se pencher plus particulièrement sur Shery et Lilas, les deux guitaristes motrices du groupe. Sur fond de révolution arabe, et jusqu’à la terrible explosion du port de Beyrouth, on suit les sursauts de l’amitié intense, électrique, qui les soude, comme leur désir d’émancipation, sexuelle, notamment, et, plus encore, d’accomplissement de soi. Un film comme un cri de métalleux, rageur, puissant et ultra-sensible, qui convoque le monde par l’intime.

Image extraite du film

© TDF24

Critique : La sirène est à la mode, paraît-il. En tout cas, ces sirènes-là n’ont rien d’irisé ou d’arc-en-ciel, ne seraient-ce les changements de couleur capillaire de la chanteuse de Slaves to Sirens, qui indiquent le temps long pendant lequel la réalisatrice s’est fondue dans le décor. Comment obtient-on un tel naturel ? Comment s’assure-t-on une telle confiance de la part de ceux que l’on filme ? Voici là la magie de la réussite du documentaire : la caméra se fait oublier et la vie parle toute seule. Mieux que toutes les directions d’acteur du monde. Les deux jeunes femmes sur lesquelles Rita Baghdahi a choisi de se concentrer ont pour elles – et pour nous – d’être très touchantes et de provoquer une immédiate empathie. Leurs deux personnalités sont intenses et leur part d’ombre, voire de désespoir, est de celles qui poussent les artistes à la création plutôt qu’à la mort. Mais on sent que le fil pourrait être ténu. Comment dès lors cette amitié ne serait-elle pas bousculée par les émotions extrêmes de chacune ? L’adolescence n’est pas très loin, et avec elle l’à fleur de peau, l’intensité, les rituels, les amis comme seconde famille, les rires, les désillusions, les cris ou l’introversion.
Quand elles ne composent ni ne répètent ensemble, Shery promène son long corps dans des nuits esseulées, tandis que Lilas mène sa vie d’institutrice et répond aux interrogations inquiètes de sa mère. On comprend que Lilas préfère les femmes ; c’est une nouvelle dimension du film qui s’ouvre. Comment vivre librement ses amours lorsque la société vous condamne, comme le rappellent des voix off de télévision ? Femme, ne doit-on sortir des jupons de sa mère que pour se marier ? Qu’elle filme un festival au public clairsemé ou une mère affairée dans sa cuisine, Rita Baghdadi a l’art de saisir des scènes subtiles. Sa caméra se concentre sur les êtres, quitte à flouter le paysage par la mise au point ; elle est comme aimantée par les visages, les regards, la gestuelle, le corps. Lorsqu’elle s’éloigne, c’est essentiellement pour insérer des images d’archive (printemps arabe, émeutes, manifestations, explosion du port de Beyrouth dans une scène très puissante) ou pour s’offrir quelques incursions oniriques et radieuses dont on ne sait si elles sortent d’un clip ou d’une flânerie. La photo, léchée, est vraiment juste et lumineuse : elle semble nimber les deux protagonistes, ajoutant à leur caractère « héroïque ». Et le courage n’est pas superflu dans cette société empesée dont la jeunesse, déjà en proie aux doutes de son temps et de son âge, doit apprendre de surcroît à reconnaître son héritage traumatique, celui de la guerre civile. Si les doutes personnels sont légion (« I feel like time is flying […]. – You want more in life – I don’t know what »), ils doivent aussi s’accommoder des pénuries, du manque d’argent et du rejet du monde politique. Mais au détour d’une manifestation, sur un toit de Beyrouth ou à l’occasion d’une conversation entre deux amies se racontant leur soirée, l’espoir jaillit. La vitalité de la jeunesse déborde, arrosant tout sur son passage ; elle s’incarne à merveille dans la fougue du thrash metal, qu’on a grand plaisir à voir en action. Entre tentation de headbanging et émotions fortes, le spectateur est emmené haut, et loin, par ce chant des sirènes auquel une longue vie semble d’ores et déjà promise.

© TDF24


Une critique publiée sur À Voir – À Lire.com, visible ici.