Grinçant, complexe, Play est un véritable point d’orgue dans la filmographie de Ruben Östlund.

Résumé : Dans un centre commercial de Göteborg, une bande d’enfants d’origine somalienne interpelle trois jeunes garçons suédois, prétextant reconnaître dans la main de l’un d’eux le portable de leur frère. Sans menace ni violence, mais par une habile rhétorique, ils parviennent à les convaincre de les suivre dans un long périple à travers la ville, pour finir par les dévaliser. Alors qu’ils voient le piège de ce jeu de rôle se refermer lentement sur eux, les trois garçons semblent presque consentir à leur propre manipulation… Inspiré d’un fait divers suédois, le film remet sans cesse en question nos jugements, nos évaluations sociales et notre vision de la responsabilité individuelle et collective.

Critique : Un berceau oublié dans un couloir de train, objet d’annonces répétitives. Des enfants livrés à eux-mêmes, entre centres commerciaux et zones périphériques bétonnées. Des escalators, des bus, des ponts, des kebabs. Parfois un arbre. Ces terrains de jeu d’une humanité déstabilisée, incertaine, chers à Östlund, lui donnent l’occasion, une fois encore, de remettre en question les automatismes de nos associations de pensée, nos jugements hâtifs. Répond-il à la foule de questions posées ? Pas vraiment, et c’est là la grande force de ce film, plus fin à notre avis que le palmé The Square : le réalisateur maintient l’ambiguïté, le doute, la faille, tissant implacablement la toile d’un long métrage sombre et puissant.

© Plattform Produktion – Coproduction Office

Pour créer son atmosphère oppressante, Östlund recourt à une photographie distanciée. Entre cadrages fixes, zooms lents et plans-séquences, la caméra est tantôt semblable à l’œil morne d’un objectif de télésurveillance, tantôt captive de son objet. C’est une caméra à la fois fascinée et prédatrice, omnisciente. Cette forme de contrôle extrême de l’image, composée avec une maniaquerie graphique qui sait pourtant se faire oublier, fait écho aux grands espaces urbains qu’elle saisit. Elle force ces espaces, morts par essence, à vivre. Ici, c’est un escalator qui avance, comme animé de son propre souffle, là, c’est un bus sans chauffeur, presque décapité, aux vitres duquel défile un paysage non identifiable, un paysage mondial et gris. Au travail de l’image s’ajoute celui du son, brillant. Les prises de voix précises et proches jouxtent les ambiances ouateuses, ajoutant à l’onirisme cauchemardesque du film.

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Dans ce monde étrange, les enfants, en premier lieu, semblent se débattre. Eux aussi ont leur vie autonome. Ce sont ces jeunes plus ou moins blonds des classes moyennes qui peuvent avoir une clarinette ou des chaussures de marque ; ce sont ces jeunes Noirs aux vêtement de sport qui errent dans un centre commercial à la recherche de leur victime. On les imaginerait plutôt défavorisés. Les parents font défaut, que la caméra ne saisit que coupés, presque toujours un peu hors-cadre, à moins qu’ils ne fassent une maladroite irruption dans l’intrigue. Cette absence, traduite dans le scénario par des messageries téléphoniques, des bribes de conversation rapide, est-elle la clef du comportement des enfants ?

Il est en effet très étonnant de voir prendre forme ce racket sophistiqué, psychologiquement fin, dans lequel les agresseurs retournent leur statut tacitement admis de victime (enfant d’immigrés, habitants de zones périurbaines, pauvres) à leur envoyeur. Dans une société suédoise tenue pour exemplaire en matière d’égalité sociale, peut-on réussir à utiliser la carte de l’opprimé comme un joker ultime ? Peut-on tout d’abord prononcer « Tu ne me fais pas confiance ? Tu me prends pour un voleur ? » à un enfant interdit à qui l’on enseigne en permanence ce qu’est une société juste et égalitariste, avant de proférer la terrible phrase « Quand on montre son portable à cinq Blacks, faut pas se plaindre » ? Cela témoigne-t-il d’un racisme mutuel, l’un instrumentalisé par l’opprimé, l’autre avalisé par les peurs du favorisé, et donc, de l’échec d’une société tout entière ? Play fait de ces questions une pâte à pain : il pétrit le spectateur, dans un sens, le secoue, avant de le retourner de gauche à droite et de droite à gauche. Un agresseur qui témoigne d’humanité, une victime qui devient consentante, un individu qui essaie de s’émanciper avant de retourner dans le groupe : qui sommes-nous face à nos peurs et à nos jugements ? Aucune certitude, la lâcheté, l’humanisme ou le courage sont ici des réactions mouvantes, qui se coulent d’un être à l’autre sans que les intéressés soient eux-mêmes conscients de ce qui les meut.

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Régulièrement, les mécanismes se grippent. La logique de l’obstacle, du grain de sel, s’insinue à travers tout le film. Le berceau de bois vide, dans le train, symbole de cette enfance délaissée, vient nier un monde qui ne se veut que fluidité et harmonie. Il contrevient à l’ordre, à l’épanouissement de la société du flexible et du souple. Jusqu’où un arc peut-il se tendre ? À quel moment craque-t-il ? Est-ce quand une voix cafouille dans un micro, quand un gant est oublié dans un bus après une rixe ? Pourquoi le couac jaillit-il toujours comme un cri d’humanité ?

Et qu’est-ce qu’être un humain ? Ne sommes-nous pas des animaux à l’instinct de meute ou de troupeau ? Quand des témoins assistent sans réaction à une rixe, qu’abandonnent-ils de leur condition ? Peut-être ne deviennent-ils que l’animal apeuré qui attend, apathique, le départ du prédateur. Ainsi, Play pose aussi la question de notre place dans la nature. Un enfant qui grimpe dans un arbre, envisagé comme un refuge, en côtoie un autre que met à mal une situation de défécation dans les broussailles.

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On pourrait encore évoquer le poids du regard d’autrui dans une société auto-célébrée comme bienveillante, à l’image de cette passante qui menace d’appeler la police sans connaître les tenants et les aboutissants d’une situation. Quand on réagit, certes, on sort de l’apathie, mais est-on bien sûr de ce que l’on a vu, n’est-on pas déjà façonné ? On pourrait parler de ce que signifie être l’autre, l’étranger : qui sont ces Indiens à plume jouant dans la rue un pseudo folklore terne ? Qui est l’autre de qui, susurre Play ? Mais nous vous laisserons plutôt regarder ce film magistral, fractal, sur Arte+7 ou sur la chaîne YouTube Arte Cinéma car vous n’avez plus que jusqu’au 31 mai pour en profiter.

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Une critique publiée sur À Voir – À Lire.com, visible ici.