Noah Baumbach revient avec un drame aux airs trompeurs de comédie. Un film fin et interprété avec brio, malgré quelques longueurs.

Résumé : Dans une New York artiste et raffinée, Charlie et Nicole semblent filer le parfait amour. Elle est actrice, lui est un metteur en scène de renom. Le couple élève tendrement son petit garçon, Henry. Tout semble fluide, le partage des tâches n’a pas cours ici, tant il est naturel. Somme toute, à première vue, l’épanouissement semble être le maître-mot de ce foyer. Les bonheurs simples et familiaux, le jeu, la tendresse, les détails prosaïques, mais charmants, d’une vie quotidienne harmonieuse : coupe de cheveux en famille, au coin de la baignoire, cuisine entre père et fils, histoires racontées au soir. Pourtant, les murs se lézardent, le doute surgit. Thérapie de couple, discussions posées entre adultes : rien n’y fait. L’inexorable se prépare.

© Netflix

Notre avis : Marriage Story se présente tout en douceur. Le classicisme de la photographie baignée d’une musique douce, souvent jazzy comme à l’ordinaire chez Baumbach (Frances Ha, The Meyerowitz Story), le récit de la vie d’un foyer new-yorkais, des joies domestiques et des mondanités bohèmes, donnent au spectateur un sentiment de déjà-vu. On s’installe un peu comme dans un Woody Allen hâbleur, parmi ces dialogues vifs, cette forme de précipitation états-unienne qui peine à laisser place au silence ou aux hésitations entre les répliques. La mécanique est en marche, on se laisse gagner par une torpeur bienveillante. On va déguster un chocolat chaud ou un Irish Coffee au son d’un piano mielleux. Il pleuvra sans doute, les intérieurs seront délicatement éclairés, on traversera des couloirs parquetés ornés de jolis cadres.

Et pourtant, non, peu à peu, quelque chose s’éveille. Le glissement du récit vers l’aigre-doux, puis l’amer, depuis ce flash-back bien intégré dans le scénario, jusqu’à l’heure de la narration « contemporaine », est bien ficelé. La musique, en fin de compte, n’annonçait peut-être pas tant de légèreté que prévu, malgré ses promesses de mélancolie heureuse et de résilience toute new-yorkaise.
Car le film est un condensé de paradoxes, émaillé de points d’orgue. Aux temps heureux et sucrés de la relation amoureuse, que relate le portrait croisé de l’un vu par l’autre, il oppose colère, larmes et salive dans une scène incarnée (le mot n’a jamais aussi bien porté son sens) avec maestria par Scarlett Johansson et Adam Driver. Les plans eux-mêmes jouent d’effets de miroirs, opposant les profils, et les mettant en même temps au même niveau.

© Netflix

On s’attache à Nicole, on adhère à son point de vue. La femme se fissure, se sent ignorée. Elle est en quête d’elle-même. Son mari, Charlie, qui semblait si parfait – comme artiste, père et compagnon – révèle des facettes insoupçonnées. La méfiance gagne le spectateur, malgré l’absence d’indices tangibles. Mais imperceptiblement, le récit glisse de nouveau. On suit Charlie, maintenant, et on souffre avec lui de cette séparation qui gagne en cruauté. Par la violence des aveux, les trajectoires personnelles et leur lot de subtilités se dessinent mieux, comme se dessine l’impossibilité quasi immanente de communiquer de façon absolue au sein d’un couple, et peut-être de toute société humaine. Il s’agit toujours d’incompréhensions, ou de mécompréhensions : ce qui a été dit est interprété, ajusté, chacun écrit son sur-mesure.
Le film devient une fresque. Longue à certains égards, mais juste. L’histoire somme toute classique d’un couple qui, bien que rationnel, aimant son enfant, lance presque malgré lui une machine inexorable. La créature menace désormais son créateur. La destruction se profile. Partant du duel contemporain épanouissement individuel / aspiration au bonheur commun, à la création d’un foyer, Marriage Story souligne aussi des antagonismes tels que celui qui oppose New York à Los Angeles. D’un côté l’esprit vieille Europe, la culture et une certaine idée des vertus de la parole. De l’autre, le « well being », le droit de disposer d’espace, les chiffres, l’individualisme, le droit de se faire du bien à soi.
En allégories parfaites de ces deux mondes, qui vont bien au-delà d’une rivalité géographique, trois avocats brillent : l’avocate-coach californienne sous contrôle, aux talons rouges contondants et au corps sculpté (Laura Dern), le visage grumeleux de l’avocat business-man (Ray Liotta) qui annonce des honoraires exorbitants, mais promet une plaidoirie de pitbull, et enfin le représentant en tweed du vieux monde, l’excellent Alan Alda, flegmatique, plutôt démodé, qui seul, parvient vaguement à rasséréner Charlie.

© Netflix

Oui, le couple, sans s’en rendre compte, a créé un monstre. Au nom du bien-être d’un enfant et malgré toutes les bonnes volontés du monde, le divorce est annoncé. Il est d’ailleurs bien vu que l’enfant, pour sa part, s’adapte à tout. Lui est dans la vie ; s’il a des moments d’hésitation ou de flottement, ceux-là ne durent jamais bien longtemps et sont toujours contrebalancés. Se joue d’ailleurs dans cette faculté d’adaptation l’une des parts du drame que vit Charlie.

© Netflix

La caméra quant à elle, filme souvent les acteurs en plans très rapprochés. Ces visages que l’on croit bien connaître présentent une certaine étrangeté, assez fascinante. Le jeu des acteurs est brillant. La mère typiquement californienne, la sœur intimidée, les avocats féroces, l’envoyée des services sociaux offrent quelques morceaux féroces d’humour.

C’est bien là de l’histoire intime et profonde d’un couple qu’il s’agit, des non-dits ou des mal dits, des paradoxes de la vie sentimentale élargis à ceux de notre monde.
Marriage Story est une véritable fresque, celle d’un amour agonisant, symbole d’un monde sur la brèche. Un film parfois long, mais fin, porté par des acteurs au sommet.


Un article publié sur À Voir – À Lire.com, visible ici.