Elia Suleiman offre un film dont l’aspect joueur et élégant ne saurait dissimuler une charge forte contre les dérives de notre monde.

Résumé : Elia Suleiman, incarnant le personnage déjà composé pour {Intervention divine} et {Le Temps qu’il reste}, promène son double muet dans un triptyque, d’abord en Palestine, puis à Paris et enfin à New York. Le réalisateur pose son regard lourd, un peu fiévreux, sur les trois pays. Il hante de son visage immobile, que viennent à peine rider quelques haussements de sourcils, des lieux qui semblent envoûtés. La Palestine est le théâtre de drôles de contes, entre voisin chipeur de citrons et apparition féminine cliquetante dans une oliveraie. En France, Paris est dépeuplée ; ne restent d’elles que les personnes les plus défavorisées ou les touristes. À New York, il est normal de se promener avec poussette et mitraillette. Chaque passant est armé, sans que cela n’entache sa bonhomie américaine. Si la Palestine a son propre chaos (pas vraiment celui de la guerre, d’ailleurs, plutôt un chaos quotidien, un désordre méditerranéen entrecoupé de fulgurances inquiétantes), la France et les États-Unis ne sont pas en reste, bien au contraire, sous leur apparence ordonnée.

© Le Pacte Distribution

Notre avis : Comme dans un road-movie fantasque, Suleiman traverse un monde peuplé d’obstacles. Entre observation et impassibilité, son personnage, imprégné de Jacques Tati, pour la gestuelle plantée et l’absence de parole, glisse dans des scènes où le comique de situation paraît tenir à de petites choses simples, mais découle en fait d’un contexte violent, latent. Toute l’habileté du film consiste dans l’évocation, par l’absurde, de cette violence. Manier l’humour, sans brader le propos – une vive critique des discriminations sociales, de la brutalité des échanges, du tout-sécuritaire -, créer une comédie dramatique ou un drame comique, c’est ce à quoi parvient à merveille Elia Suleiman, en véritable Candide contemporain.

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On reconnaîtra certains des motifs qui lui sont chers : le doublement, le triplement, des personnages les plus menaçants ; policiers, militaires, frères veillant jalousement sur leurs sœurs, sont vêtus, aux lunettes près, de la même façon, comme des clones étranges. Leurs jumelles, leur attirail en général, sont interchangeables. Les personnages deviennent des pions multipliables à l’infini, défendant le système global, comme de petits jouets décérébrés. En fait de jouets, le cinéaste compose des paysages irréels, qui semblent justement être des décors de figurines. Ces trois policiers sur leur mono-roue pourchassant un vendeur de roses à la sauvette, filmés en plongée écrasante, semblent plus proches de petits automates lancés par un enfant que de représentants d’on ne sait quel ordre. On pense à la police de Grimault, dans Le Roi et l’Oiseau, à ces bruits de machines furtives qui se substituent à la parole.

C’est que la chorégraphie du monde est bien huilée. À Paris, les travailleurs du SAMU social suivent un protocole gestuel rigoureux. Pas une seconde superflue ne sera dédiée à l’homme sans abri, à qui on a bien donné son plateau-repas : que pourrait-il vouloir de plus ? À New York, les mères à poussette se regroupent pour faire de la gymnastique synchronisée dans les parcs. Tout doit être maîtrisé, rentabilisé, exploité ; il ne reste guère que les arbres pour frémir au vent léger. Le 14 juillet n’est qu’ornements, parures et parades. La fête est absente de cette capitale française solennelle, belle et ridicule de sa vanité. La chair a disparu, sauf de cette séquence fantasmée qui voit défiler les jeunes femmes sexy, sous l’œil de Suleiman attablé à une terrasse. Une image clippée de la Parisienne, une esthétique publicitaire irréelle qui pourrait faire l’objet d’un film promotionnel. Là encore, les allures sont comme téléguidées. Dans ce décor figé, les personnes qui se comportent encore en humains sont les éboueurs, les femmes de ménage, tous noirs : en somme, les personnes les plus en marge de la société. La charge est forte : Suleiman pointe le racisme, le manque d’humanité, tout comme la déconsidération de la femme, qui atteindra son point d’exergue à New York, avec une apparition angélique : serait-ce donc ça, le paradis ?

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It must be heaven se pose cette question : les larcins irrésolus, l’indulgence envers le voleur, l’homme égaré que l’on raccompagne la nuit, toutes ces bribes de Palestine, ne valent-elles pas mieux que ces sociétés qui cachent leur sauvagerie sous des semblants compassés ? Les chasseurs de perdrix, les monts arborés, les oliveraies secrètes, ceux qui « boivent pour se souvenir », ne sont-ils pas partie d’une fresque merveilleusement en vie ?
À cette question cruciale, cette possibilité d’une Ithaque, le film offre une réponse poétique, mélancolique, peut-être pas encore tout à fait désespérée.

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Une critique publiée sur À Voir – À Lire.com, visible ici.