Le mot est bien passé. Dans la cour de l’École Polytechnique, à Exarchia, les quelques dizaines de participants de l’assemblée ouverte prévue à 19h30 sont en avance. Un dernier freddo espresso, une cigarette, et les petits groupes s’acheminent tranquillement vers l’amphithéâtre, devisant en grec, en anglais et parfois aussi en français. Ce soir, militants pour les droits des réfugiés, volontaires œuvrant dans les squats d’hébergement, sympathisants et sans-étiquettes ont prévu de discuter d’une série d’actions à mener, en riposte aux opérations menées par la police dans Exarchia depuis la fin du mois d’août. La confrontation des différents acteurs du conflit a plombé l’ambiance du quartier. Les militants sont inquiets. Parfois étudiants, âgés d’une vingtaine d’années – preuve du non-désaveu de l’action politique par les générations récentes – souvent dans la trentaine et au-delà, ils ont la plupart du temps cette dégaine commune, ce quelque chose de souple dans l’allure, qui rend les corps libres. Quelques looks punks émaillent le groupe de coupes iroquoises. Certaines femmes ont la pilosité libérée, la jambe mousseuse dans la lumière des derniers rayons. Ici, les combats fusionnent, incluant féminisme, écologie, cause LGBT, et bien sûr, soutien aux réfugiés et aux migrants, objet d’occupation central ce soir-là.

On prend place dans le vieil amphithéâtre aux tablettes de bois qui a vu bien des combats se décider. Pas un mur, pas une once du tableau noir n’échappent aux gribouillis, ni aux phrases révolutionnaires ; seules diffèrent les méthodes prônées, tantôt la violence, tantôt la poésie ou l’humour. « ZAD partout », peut-on lire, en français dans le texte, mais aussi Feu au pavé, bombes dans les tribunaux, Exarchia emmerde tous les “-ismes”, À la bougie / Sur toute la planète / les peuples vainquent / Cire sur les mains. Ici, on mise sur le combat. Les mots se superposent sur les murs érodés, dans un palimpseste qui ne date pas d’hier. On note la présence de deux curieux en contrebas, auprès de la chaise professorale ; ils décryptent les messages et prennent des photos, dans leur bulle. Deux voyageurs, sans doute.

L’assemblée s’est assise, en haut de l’amphi, suivant un cercle arbitraire. Les visages se concertent : « On peut commencer ? ». De derniers chuchotements se dissolvent, le silence s’instaure. Qui souhaite prendre la parole ? Une femme brune au visage volontaire, déjà aperçue lors d’une précédente réunion, et dont la voix porte bien, lance le mouvement. Ce soir seront présentées trois actions portées chacune par un groupe d’une dizaine de volontaires. Il s’agit d’intervenir dans l’espace public pour diffuser le message hors des murs d’Exarchia : en ce moment, la police, à l’instigation de l’État et de son programme Loi et Ordre, quadrille le quartier, évacue des squats d’hébergement, et procède à des opérations sécuritaires incluant contrôles inopinés et garde-à-vue, certaines conduisant à des comparutions en justice. Recourant à la violence, elle essaie de s’emparer d’un bastion libertaire et surtout, de mettre fin à la solidarité organisée par le quartier depuis les premières arrivées de réfugiés. La semaine précédente, elle a interrompu le festival « La belle Exarchia », série de concerts gratuits sur la place principale. Trois soirs sur quatre ont tourné à l’affrontement, malgré une ambiance bon enfant et l’absence des dealers habituels. Le feu a vite pris, au sens littéral comme au sens figuré. Côté police, un agent, atteint par un cocktail Molotov, a d’ailleurs été hospitalisé.

Une jeune femme offre pour sa part de présenter l’intervention imaginée par son groupe de travail. Les dernières modalités en ont été définies avant l’assemblée, par un cercle réduit. Le ton assuré, le visage fin, impassible, la participante darde ses yeux noirs sur l’assemblée.
« Nous avons pensé, de notre côté, nous introduire dans le festival de hip-hop prévu à Gazi, afin d’y déployer une banderole sur scène. L’un des nôtres sera dans le festival jeudi soir et observera les lieux, la façon dont ils sont conçus… Le lendemain, vers 22h, nous entrerons à notre tour. Nous pensons être une cinquantaine. Nous ne savons pas encore si nous parviendrons à négocier avec les agents de sécurité ; nous devrons sans doute trouver une alternative plus… musclée ». Sitôt dit en grec, la jeune femme traduit son message en anglais. Quelques mains se lèvent ; on respecte l’ordre de prise de parole. Un homme jeune évoque le texte prévu sur ladite banderole. Il est en désaccord avec une expression, trop agressive à son goût, et signifiant à peu près « Bas les pattes ! » au sens de « Pas touche aux squats ! ». Pour lui, le public de festivaliers risque de se sentir visé par la mise en garde, supposée être destinée aux autorités. Dans la fumée de quelques cigarettes roulées, des visages acquiescent.

Un troisième précise qu’une distribution de tracts contenant le même texte est prévue en amont, le jeudi soir. On évoque les traductions, sujet de préoccupation récurrent, notamment en ce qui concerne les communiqués. Une femme élégante, lunettes sur le nez, cheveux blonds, expose les problèmes rencontrés : les traductions vers l’anglais laissent très souvent à désirer. C’est un travail considérable qui demande du temps et de l’application. Il arrive en outre que soient faites des traductions de traductions : le texte originel perd alors son sens. On devrait bientôt mettre à jour les documents sur le site collectif qui centralise toutes les informations à l’usage des militants, leur permettant de coordonner leurs actions, mais il faudra donc « attendre encore un peu ». Le sujet est loin d’être anodin : il concerne la communication internationale. Alerter les camarades des autres pays, c’est s’assurer un soutien parfois physique, mais surtout psychologique. Il suffit de consulter les témoignages de soutien, envoyés depuis le début des évacuations et des arrestations aux libertaires d’Exarchia, pour s’en convaincre. Les messages ont afflué du monde entier, de toute l’Europe à l’Australie, en passant par Hong-Kong. C’est pourquoi on doit étudier le texte attentivement ; s’il contient toujours un certain lexique de combat immuable, il est régulièrement remis en question, quel que soit le support.

En outre, la bonne traduction des textes vise le public étranger qui afflue à Athènes. Les touristes qui usent de la plateforme Airbnb, par exemple, sont régulièrement dénoncés. Pas forcément comme des coupables, mais comme des personnes ignorant la situation locale de crise que crée leur comportement, et qu’il convient d’informer. Dans un quartier tel qu’Exarchia, les sujets sont inextricablement liés : un tourisme de masse, accentué par l’ouverture possible d’une station de métro, fait augmenter les prix des appartements, qui ont déjà flambé. Il chasse les habitants dans des zones périphériques, incite l’installation de nouveaux commerces, de masse eux aussi. Il altère l’esprit des lieux, plutôt tourné vers le minimalisme, l’écologie et l’auto-gestion. Quand on déroule un tapis rouge aux touristes, on accentue la présence policière. Pas besoin d’être devin pour imaginer ce qu’il advient alors des squats de réfugiés ou des bastions de militants anarchistes comme le Roubikonas (d’ailleurs attaqué, portes fermées, au moyen de grenades lacrymogènes lancées par la police le samedi soir précédent, au mépris des règles de sécurité sanitaire interdisant l’usage de telles armes dans des espaces clos). On a donc prévu des opérations de tractage dans les quartiers touristiques comme Monastiraki, précise la femme qui a pris la parole en premier.
Celle-ci décrit aussi l’abandon de l’idée d’une action à la mairie. On a fait le compte : seulement 2 entrées accessibles, 8 caméras, des camions de policiers omniprésents. Le risque est supérieur à l’enjeu : informer et protester. Pour elle, la mairie constitue par ailleurs une cible de revendication floue : ne ferait-on pas mieux de viser les bureaux de traitement des demandes d’asile ? Le débat s’anime : quoi qu’il en soit, pour beaucoup de militants, il va falloir passer à l’action plus vite. La perspective d’une grande manifestation prévue deux semaines plus tard semble insuffisante.

Un garçon au visage doux, à la voix timide, un peu mate, que dément un regard résolu, évoque une action plus violente (« entre guillemets », précise-t-il), programmée par un petit groupe. La branche plus dure des militants en est visiblement à l’origine. Du fait de la nature même de l’assemblée, ouverte à tous, il ne pourra s’exprimer à ce sujet qu’en cercle restreint. Debout, au fond de la grande salle, un homme d’une soixantaine d’années s’excuse, interrompant néanmoins le débat et l’ordre soigneux de lever de main. En jean et large tee-shirt blanc, les cheveux grisonnants, il déclare, d’une voix rocailleuse : « Excusez-moi, mais on touche vraiment à des sujets sensibles, là… Moi, je vois des téléphones partout, là, et puis, on ne sait pas qui est dans l’assemblée. Je propose de laisser tous les téléphones à l’entrée, c’est trop dangereux. ». Certaines voix s’élèvent. « Attendez, s’il vous plaît, on doit d’abord traduire ! », reprend la femme qui a fini par mener le débat. Un homme l’arrête : « Si tu veux bien, je vais traduire, je pense que tu oublies des éléments importants, je m’en occupe ». Quelques interventions s’égrènent mais on conclut vite que dans le cas d’une assemblée ouverte, on ne peut pas demander à chacun d’abandonner son téléphone. Pour des réunions sensibles, oui, mais là…

Et en fait de téléphone, une autre interruption a lieu quelques minutes plus tard. Une jeune femme brune, le visage rosissant, semble s’armer de courage pour s’exprimer. Elle relit l’écran de son smartphone : « Excusez-moi, mais c’est très important : je viens de recevoir une information à l’instant : on construirait en ce moment deux camps de rétention dans la périphérie d’Athènes  ; ils devraient être achevés d’ici deux semaines. Ils ne semblent pas destinés aux réfugiés de Lesbos, mais peut-être à ceux que l’on veut chasser des squats athéniens, je n’en suis pas sûre, mais c’est possible… Sinon, ils sont là pour compléter Moria… ». Un froid tombe sur l’assemblée. Oui, il va falloir accélérer le mouvement.
Un jeune homme s’est mis à marcher de long en large. L’impatience le gagne. Son intonation est péremptoire, son regard ardent, son débit rapide. Il s’anime à l’évocation des interventions à mener. Accélérer le mouvement, oui, multiplier les actions. Des actions fortes, urgence oblige. Sortir du centre, des quartiers habituels, revenir à Victoria aussi, où les personnes en situation de migration sont légion. « Justement, intervient un autre, peut-on revenir aux actions qu’on avait décidé de présenter ce soir ? On a défini huit thèmes, il faudrait les suivre… ».

Aux yeux du néophyte, ce débat désarticulé peut être assez étonnant. D’abord, on ne vote jamais. Les problématiques semblent se résoudre naturellement, en partant d’une somme d’opinions individuelles. Ensuite, on questionne souvent la procédure, la légitimité en soi à parler d’un sujet. La forme et la priorisation de l’information font l’objet d’une réflexion permanente qui occupe un temps considérable de l’assemblée. Il y a là quelque chose d’universitaire qui tient du métadiscours et jalonne la réflexion. Mettre sur pied une forme de protocole, même au fil de l’eau, puis penser le sujet. Rompus à l’exercice, les militants rassemblés dans l’amphithéâtre parviennent à la cohésion, en dépit des divergences.S’il y a d’ailleurs un point qui semble particulièrement fédérateur, c’est l’idée selon laquelle le gouvernement, sous couvert de s’attaquer aux étrangers en situation administrativement irrégulière, rassurant au passage la frange majoritaire de son électorat, veut en fait profiter de l’occasion pour ôter une vieille épine de son pied : Exarchia la libertaire, Exarchia la rebelle. Son auto-gestion, sa résistance, les actions parfois spectaculaires qui émanent de certains groupements, sa porosité générale aux idées d’extrême-gauche, laquelle atteint les habitants les plus modérés, sont autant de menaces pour les gouvernements qui se succèdent en Grèce, Mitsotakis et ses ministres en tête. Rester solidaires, tendre la main aux réfugiés, est d’autant plus honorable que l’on est soi-même visé par un pouvoir qui ne ménage pas ses efforts ni le déploiement de ses forces pour vous effacer du programme libéral.