Un jeudi soir d’été, rue Bouboulina. Devant un immeuble simple, gris béton, comme on en voit des centaines dans le centre d’Athènes, se tient un petit rassemblement. Une vingtaine de personnes, certaines assises sous des porches, d’autres debout, discutent de part et d’autre de la route. Sur le trottoir, une table porte les reliquats d’un apéritif modeste, quelques bouteilles et des saladiers vides. Un concert a été donné ici, plus tôt dans la soirée. Pourtant, les conversations sont étrangement feutrées, l’heure n’est pas à la fête.

Ce soir, en effet, se tient une assemblée spéciale : face à la possible évacuation du bâtiment par la police grecque, annoncée pour le lendemain à l’aube, la résistance s’organise. C’est ici, dans ces locaux inoccupés du Ministère de la Culture, que militants, volontaires et sympathisants, ont aidé à l’installation d’une trentaine de demandeurs d’asile, depuis le 5 mai 2019, date d’ouverture du squat. Qu’elles viennent d’Iran ou du Cameroun, les personnes qui ont pu y élire domicile y ont trouvé un havre de tranquillité temporaire. Du fait-maison, du bricolé, de l’improvisation, qui sont néanmoins parvenus à pourvoir ses habitants d’un logis digne, quoi qu’en dise le porte-parole du gouvernement grec, Stelios Petsas – lequel a déclaré le 27 août vouloir transférer les personnes en situation d’immigration dans des lieux leur offrant des conditions de vie humaines. Entendre par là : procéder à des évacuations de squat au profit de centres de rétention.

Bien sûr, les traits des uns et des autres sont fatigués. La vie dans la promiscuité et l’incertitude des lendemains n’a rien d’une sinécure. Pendant quelques minutes, au-dessus des petits groupes discutant dans la rue, une femme apparaît, accoudée à la fenêtre d’un étage. Elle regarde au loin d’un air las, mélancolique, son visage oblong éclairé par un réverbère. Puis elle revient à elle et disparaît dans le logement. Peut-être un enfant l’a-t-il appelée… Les plus jeunes ont à peine un an, ils sont encore au sein de leur mère. Il y a des pères, des familles, des femmes ou des hommes célibataires, des frères et sœurs. Pour répartir le plus harmonieusement possible les nouveaux habitants du bâtiment vide, tout a été conçu au mieux : certains étages sont réservés aux familles ou aux couples, d’autres aux femmes ou aux hommes exclusivement. Au premier, on a imaginé une salle de jeu, et tout en haut, un espace silencieux, dédié aux activités calmes, comme la lecture. La cour intérieure a été dotée d’une grande cabane pour les enfants. Une machine à laver a aussi pu y être installée : l’essentiel des besoins quotidiens est assuré.

Ce soir-là, du rez-de-chaussée de l’immeuble, où trois poussettes sont garées, parvient une rumeur. Passé quelques marches, on découvre d’où provient le bourdonnement tamisé des voix. Dans la grande salle blanche qui sert de hall d’accueil, se tient l’assemblée, formant un large cercle d’une cinquantaine de participants : ce sont les différents représentants des squats du quartier. Aujourd’hui on doit examiner les possibilités de résistance à l’évacuation policière, rue Bouboulina. Dans une concentration tenant du recueillement, on y prend la parole à tour de rôle. Des volontaires traduisent tantôt en grec, tantôt en anglais, tantôt en farsi ou en français. La patience est de rigueur, jamais on n’interrompt le traducteur en plein exercice : la question suivante attendra son tour. Bien sûr, deux ou trois très jeunes enfants jouent alentour, rient et babillent. Mais l’assemblée est imperturbable, l’heure est grave. Les cigarettes s’allument nerveusement sous l’éclairage au néon.

Plusieurs thèmes sont abordés ; l’un d’eux, crucial, concerne le choix d’une résistance passive ou active à l’action policière. Quelques divergences émergent, vite dépassées. Certains participants imaginent la possibilité de lancer des projectiles depuis les étages pour faire reculer les cordons de policiers. Mais ils sont minoritaires, et à cela, plusieurs raisons : d’une part, il est possible que des camarades se trouvent alors aussi dans la rue pour former un bouclier de résistance autour du bâtiment et distraire les policiers ; on ne peut donc pas risquer de leur porter atteinte. D’autre part, nombreux sont ceux qui ne veulent pas mettre en danger les habitants du squat. Cheveux courts, lunettes sur le nez, une femme grecque d’une cinquantaine d’années intervient en français. Pour elle, il faut oublier la résistance active, la police et le MAT (CRS) ayant démontré depuis longtemps la violence de leurs actes. À ses yeux, mieux vaudrait avoir exfiltré avant l’aube les habitants du squat afin d’éviter toute confrontation entre réfugiés et police, source d’accidents. Seuls militants et volontaires resteraient sur place pour protéger le bâtiment de l’assaut.

Un autre sujet s’invite dans les débats : l’usage des technologies. La guerre se passe aussi sur ce front. Les médias dont la présence est avalisée par le pouvoir tournent et diffusent en boucle des images saisies du côté policier ; ils les accompagnent de commentaires au lexique soigneusement choisi, instaurant le caractère indispensable des actions prévues dans le cadre de l’opération « Loi et Ordre » (« Νόμος και τάξη »), l’ensemble d’opérations décidées par le gouvernement Mitsotakis pour « nettoyer », entre autres, Exarcheia. En sus de la résistance physique à l’intrusion de la police, rétablir l’équilibre de l’information incombe donc aux militants. Installer des capteurs wi-fi, procéder à la sauvegarde d’informations en temps réel, pour documenter l’opération même dans le cas où le matériel serait détruit, telles sont quelques-unes des possibilités examinées par l’assemblée. La communication peut aussi passer par la manifestation : une participante évoque la possibilité de sortir d’Exarcheia, de drainer un public plus large, familial, moins connoté « anarchiste », et de profiter le lendemain d’une foire aux livres à Syntagma pour organiser une manifestation de soutien aux squats avec qui le désire. Est-ce une question de temps, est-il trop tard pour l’envisager ? La proposition ne sera pas retenue.

On convient qu’il faut être prêt à réagir à une offensive « réussie » et donc, à l’irruption des troupes de l’État à l’intérieur du bâtiment. Avoir déjà empaqueté ses affaires pour être prêt à un éventuel déplacement tout en conservant avec soi le plus d’effets personnels possible… Si les visages des habitants se décomposent, ils n’ont pas encore entendu la suite. Question suivante : que faire en cas de jets de grenades lacrymogènes ? Les habitués sont prompts : appliquez-vous un mélange d’eau et de Maalox sur le visage. Ne paniquez pas pour ne pas accélérer votre souffle ni risquer ainsi d’inhaler trop de gaz poivre. Enfin, si l’envie de vomir vous prend, ne vous retenez pas. Une femme congolaise aux cheveux tressés écarquille les yeux. On lit la peur sur son visage. Même lorsque l’on vient d’un pays en guerre, la perspective d’être aspergé de gaz dans un bâtiment est terrifiante. On n’imagine pas ce qu’il adviendrait alors des enfants minuscules qui jouent dans la salle.

Une jeune femme grecque aux yeux cernés prend la parole : responsable d’un logement vacant, elle peut accueillir cette nuit les mères qui le souhaitent et leurs enfants. Trois pièces, quelques lits disponibles : elle sera « plus qu’heureuse » d’offrir le refuge en cette heure de crise. La femme congolaise se redresse, son regard s’éclaire. A ses côtés, deux jeunes mères se montrent très intéressées, elles aussi. Plusieurs voix s’élèvent, pleines d’espoir. La discussion s’emballe.

« Ceci n’est pas une assemblée ouverte ; ce soir, nous devons discuter des modalités de défense du bâtiment. Si vous le souhaitez, vous pouvez organiser une réunion au premier étage. ». La femme qui vient de s’exprimer, fermement mais sans acrimonie, est celle qui a été désignée pour mener les débats. Dans ce recentrage tient tout le paradoxe de la situation. Les personnes impliquées dans le soutien aux réfugiés et dans la défense d’une autre voie sociale et politique ont développé une certaine rhétorique : elles parlent d’inclusivité, s’assurent de traduire tous les aspects de la discussion, y compris ceux qui relèvent de théories plus militantes. Entre ces précisions et la nécessité d’une traduction multiple, le débat est ralenti. On sent bien dans l’œil las des habitants du squat que l’essentiel de leurs préoccupations est tourné vers leur survie. Soutenus, même avec la meilleure volonté du monde, par les activistes, ils sont tributaires de l’action d’autrui. Ils ont fui des guerres ou des situations de grande pauvreté, sont épuisés, et il leur faut encore être soumis à des conditions d’extrême tension tout au moins, si ce n’est de violence. Ballottées d’un lieu à l’autre, ces personnes en transit, forcées, faute d’une politique adéquate, de vivre dans des lieux de grande promiscuité, n’aspirent qu’à une chose : recommencer une existence simple, être à l’abri, inclusivité du discours ou non.

Cependant, si le squat n’a rien d’une solution miracle, il s’efforce bel et bien d’adoucir la vie de ceux qu’il héberge. On a peint de petits cœurs autour de la salle de bain des femmes. Partout se manifeste la volonté d’agrémenter la vie courante, avec les moyens du bord. Les coins des enfants sont décorés ; on y a apporté quelques jouets, qui, comme avec tous les enfants du monde, font l’objet de disputes fraternelles. En haut, des matelas de gymnastique servent aux cours de sport dispensés dans le squat.

Quand on voit cela, difficile de comprendre l’étroite surveillance dont les habitants font l’objet et les soupçons de terrorisme qui pèsent sur les militants. L’un d’entre eux, un jeune homme d’à peine trente ans, raconte que la seule sortie des poubelles est suivie et disséquée par les policiers comme la préparation d’un acte d’envergure. Et à 23h30, en effet, quand le petit cortège d’habitants, adultes et enfants confondus, passe rue Tositsa à la suite de la femme ayant proposé un hébergement, les pelotons groupés dans le quartier se redressent à l’unisson. Certains policiers s’approchent. Des regards s’échangent entre les deux groupes. Chacun sait. Les déplacements de la procession à poussettes et sacs plastiques sont retransmis dans les talkies-walkies dont on entend fuser les « blip ». On redoute l’interpellation. Le groupe hâte le pas, comme traqué. Il parvient à se fondre dans la nuit. On n’évoquera pas, pour preuve de la paranoïa du pouvoir, le quadrillage du ciel par les hélicoptères. Ce sont des pratiques auxquelles les habitants d’Exarcheia se sont habitués, signe des temps.

Rue Bouboulina, la réunion se poursuit. On ne peut certes pas se coucher trop tard car il faut garder des forces pour être prêt à l’aube… L’essentiel des questions a été passé en revue. Chacun retourne qui à son squat, qui à son chez-lui ordinaire. On ferme les portes métalliques offertes au squat par des sympathisants. Les équipes de sécurité internes veilleront, ce soir. De fait, l’interpellation n’aura pas lieu. Hasard des sources d’information, changement de plan, qui sait ? C’est une nuit de gagnée pour le squat de la rue Bouboulina. Mais jusqu’à quand ? Et quelle escalade de violences attend le quartier d’Exarcheia, soupçonné tout entier d’être responsable des maux auxquels ni la politique nationale et ni la politique européenne n’ont su s’attaquer ?