- Sélection Festival du Film documentaire de Thessalonique 2022

Résumé : Que devient un bloc de marbre découpé à vif dans le flanc de la montagne grecque ? Qui sont ces jumelles souriantes, toutes dents dehors, et pourquoi leurs pas nous mènent-ils en Chine, d’un parc d’attractions à un fier sculpteur seul dans son palais ? « A Marble Travelogue » est le journal d’un étrange périple, où les containers, les grues et les ponceuses ont autant de présence que les drôles d’humains qui le peuplent.

Critique : Un visage de marbre sur lequel coule comme du lait regarde longuement l’objectif. La texture, mouvante, flatte l’œil, hypnotisé. Ce plan, fixe et contemplatif, annonce une longue série d’instantanés à la photographie diaphane, éthérée. Dans une image si léchée et si lumineuse qu’elle en deviendrait presque virtuelle, le réalisateur, Sean Wang, capte une froide étrangeté en suivant silencieusement la vie du marbre, né en Grèce, et en quelque sorte mort en Chine. La plupart des plans sont étonnamment bidimensionnels, picturaux, ajoutant à la sensation d’irréel qui a gagné le spectateur dès l’ouverture du film. Cette sensation, un tantinet angoissante, est régulièrement renforcée par l’usage très kubrickien de plans symétriques et par le travail sonore du bruit des machines.

Soudain, deux jeunes femmes, des jumelles, font irruption à l’écran. Devant les ruines du temple de Zeus, à Athènes, elles minaudent face à une petite caméra, présentant leur pays dans un chinois parfait. Elles sont les premiers êtres humains dont on s’approche, et pourtant elles donnent l’impression d’être des figurines d’automate, de relever d’une mécanique bien huilée. Comme de (jolies) machines, elles suivent une partition.

La caméra les quitte. Une série de séquences nous mène tantôt dans une carrière de marbre, tantôt dans un port industriel où les containers font un écho formel aux blocs de marbre. Arrivée en Chine. Dans un glissement torpide, le chemin de la pierre prend forme. Un entrepreneur français encadre des chantiers de construction, veillant jalousement sur le travail du marbre et sur ses coûts. Un sculpteur chinois reproduit en mieux la sculpture classique européenne, pour satisfaire aux nouvelles lubies de ses compatriotes. Des négociants en gros achètent et vendent les objets manufacturés du monde entier. Une petite fille peint des magnets, obtenus à partir de poudre de marbre, voués à repartir dans les boutiques de souvenirs de toute l’Europe. L’absurdité du trajet mondial et ses répercussions absolument inattendues ont ici une poésie cauchemardesque et l’apesanteur figée des mondes muets de De Chirico.

Tout à la fois objet de négociations, ambassadeur de son pays originel, véhicule des désirs de nouveaux riches chinois, le marbre revêt mille facettes, témoignant du grand-œuvre abscons de la globalisation. Cette globalisation sans visage qui dépeuple toute chose de son sens, qui inanime, faisant payer un lourd tribut à l’homme, A Marble Travelogue la désigne par l’absurde, jamais expressément. Malgré un certain maniérisme visuel et un sound design à l’intelligence légèrement appuyée, A Marble Travelogue est un étonnant voyage, esthétiquement exigeant. Ou quand la forme ultra-contrôlée, épouse son sujet.

© TDF24 – A Marble Travelogue, Sean Wang

 


Une critique publiée sur À Voir – À Lire.com, visible ici.