Libre et pudique, ce film célèbre la Vie, le grand Tout.

Résumé : Dans la steppe mongole foulée par des chevaux sauvages se croisent une bergère à dos de chameau, un policier fraîchement émoulu de son école, un commissaire torpide à deux pas de la retraite, une louve et ses louveteaux. Au centre de cette étrange molécule, un corps féminin gît, trace d’un assassinat. C’est de ce corps inerte, irréel, que naît la rencontre. L’essentiel est-il de résoudre le crime ? Rien n’est moins sûr.

Critique : Ce titre étrange, aux accents de fable, choix risqué mais heureux, en dit long sur la liberté dont jouit le film. Traduction audacieuse du sobre titre original Öndög (œuf, en mongol), La Femme des steppes, le flic et l’œuf concilie l’immensité et le dérisoire, le naturel et l’absurde, l’humour et l’austérité, dans une enivrante ronde cosmogonique.

© Wang Quan’An

Pour parvenir à ce résultat, son réalisateur, Wang Quan’An, compose en premier lieu une image horizontale. La steppe sied à l’exercice, car elle réduit le paysage à un tel degré d’abstraction que les personnages se détachent sur elle comme les silhouettes profilées d’un théâtre d’ombres. La place qu’occupe le ciel est alors aussi grande que les êtres sont minuscules. Les choix photographiques magnifient ce personnage premier qu’est le décor, et par un imperceptible rehaussement du magenta, en font subtilement chatoyer les nuances.

© Wang Quan’An

 

© Wang Quan’An

Les personnages passent, guidés par une main invisible, convergeant en atomes les uns vers les autres, peut-être mus par le vent. La conversation est alors extraordinairement anodine, ce qui a pour effet de créer un décalage entre ce qui est vu et ce qui est entendu. De ce dédoublement de la narration naît une sensation de balancier, qu’accentue le travail du son, étouffé, mat. Le spectateur, mis à distance, se demande si lui-même ne serait pas emmitouflé dans une chapka ; pour un peu il crierait « Attendez-moi, j’arrive ! ».

Mais cette distanciation ne sera jamais systématique. La mise en scène ne s’assied jamais : soudain, la caméra s’embarque et ouvre la troisième dimension, celle de la profondeur, pour suivre de plus près ses personnages, que ce soit sur une moto pétaradante, derrière un feu de bois ou dans la tiédeur d’une yourte. Elle reviendra quand ça lui chante à de larges plans fixes, très graphiques, aussi bien qu’à la pureté d’un ciel filmé en accéléré.

© Wang Quan’An

Dans ce théâtre à ciel ouvert, c’est une jeune bergère (repérée en Mongolie, elle-même bergère dans la vie) au visage de fruit, rose et plein, qui mènera la danse. Quand la police surveille, elle, elle veille. L’autorité semble bien vaine, comparée à ce personnage fort dont le panache égale l’innocence. Ses yeux rieurs et enfantins, ses propos sibyllins, son chameau velu et sa carabine en bois, tout cela confère à cette femme une aura mystique.

© Wang Quan’An

C’est elle qui émancipe, fait grandir et délivre les secrets de l’existence. De même qu’elle a le pouvoir d’enfanter, elle fait de l’homme un homme. La scène au cours de laquelle elle initie le jeune policier en faction près du corps gisant est un morceau superbe qui tient du récit initiatique. La pudeur y est de mise : les murmures s’envolent avec les crépitements du feu, la conversation se fait intime, le spectateur s’engourdit dans une chaude torpeur, tandis que monte un érotisme discret. Le chameau, filmé en contre-jour devant le feu de bois, se mue soudain en créature bicéphale, témoin de l’extraordinaire inventivité du réalisateur.

Cette liberté de narration s’exerce aussi dans le temps imparti aux séquences : c’est un temps long, contemplatif. Ce peut être le temps destiné à créer une sensation de bercement onirique chez le spectateur, temps alors soutenu par des jeux de mise au point et des modulations du traitement sonore ; ce peut être aussi le temps naturel nécessaire à une existence. Ainsi de la bergère qui dit « Je reviens » au policier, mais ne le retrouvera qu’à la nuit tombée, après de longues heures. C’est qu’il aura fallu à la jeune femme regagner sa terre, rentrer ses moutons, faire venir son ami et ancien compagnon pour abattre l’un de ses animaux, dont elle fera une soupe fumante, se revêtir, fumer une cigarette dans sa yourte, reprendre son chameau et parcourir la route en sens inverse. C’est un temps savoureux, presque langoureux, dont se délecte le spectateur.

Dans l’apparente simplicité des choses, tout semble dru et sémillant, tout vit sous cette caméra sensible ; on en viendrait à considérer les tuyaux de plomberie des bureaux de la police avec intérêt. Chaque élément semble avoir sa place dans ce monde, chaque être aussi. On peut être ici loup des steppes ou loup de la séduction. On peut avoir été et n’être plus, la disparition n’est jamais qu’une transsubstantiation. On relèvera d’ailleurs à ce sujet la simplicité avec laquelle est évoqué l’avortement au détour d’un bureau. Être ou ne pas être importe peu, tout est, tout redeviendra. Et si l’on peut encore trouver des œufs des dinosaures, n’est-ce pas à dire que rien ne meurt ? La vie ne trouve-t-elle pas mille chemins pour sourdre ?

Dans La Femme des steppes le flic et l’œuf, le monde est à l’image des chants diphoniques traditionnels : il est permanence et impermanence, boucle, vibration. L’accomplissement des cycles passe par l’amour, un amour universel et inconditionnel prodigué par toutes choses parce que ces choses s’imbriquent et se complètent. Qu’importe d’où elle vient, la vie tient dans un œuf, le monde lui-même est un œuf. C’est en substance ce que nous souffle généreusement Wang Quan’An, bien inspiré d’être revenu au cinéma.

© Wang Quan’An


Une critique publiée sur À Voir – À Lire.com, visible ici.