Samedi 14 septembre. Devant l’université à la colonnade néo-classique, de gros amplis noirs attendent les manifestants : rap, ska et rock y sonnent le hallali. Des centaines de manifestants arrivés très tôt se sont regroupés. Le boulevard de l’université est coupé ; au loin, trois petites motos blanches de MAT (CRS) à l’arrêt et un cordon de sécurité plastifié font le même effet que ces boules de paille qui roulent au vent dans les westerns, sous un soleil plein et blanc. Ils sont bien seuls sur la large route désertée. Il n’est pas encore treize heures. Les rangs grossissent vite, noircissant le pavé de Panepistimio.

Des banderoles proclament « Le gouvernement et la police soutiennent les narco-mafias » ou « Non à la répression, oui à la solidarité ». D’autres évoquent le régime spécial réservé aux prisonniers politiques, privés de leurs droits élémentaires. Malgré la gravité de ces messages, l’ambiance est bon enfant, les discussions vont bon train. Des drapeaux rouges et noirs flottent au-dessus du rassemblement. Certains groupes sont déjà en rang, on reconnaît leur signature : ceux dont le mât de drapeau enroulé pourra constituer une arme de défense le cas échéant. Ceux dont le casque de scooter accroché au coude fera aussi cet office. Ceux qui se tiennent à l’ombre d’un bâtiment, uniformément vêtus de noir, toutes lunettes de soleil opaques sur le nez, et dont le bloc forme comme un animal à cent têtes cherchant à se dissimuler. Quelques personnes arborent aussi çà et là des masques à gaz sophistiqués. Des habitants d’Exarchia plus ordinaires, aux tenues plus bigarrées, émaillent un autre pan du regroupement.

Treize heures passées : les uns et les autres achèvent de s’assembler par affinités politiques, de communistes révolutionnaires en anarchistes, de simples citoyens en membres d’une ligue anti-racisme. Les fanions jaunes de cette dernière ouvrent le champ chromatique, jusqu’alors essentiellement noir moucheté de rouge. Derniers piétinements. Le brouhaha de voix semble diminuer en intensité, on guette le départ. Puis le cortège s’ébranle, se déployant sur toute l’avenue Panepistimiou. Les premiers chants sont entonnés avec conviction par ceux des manifestants qui ont les voix les plus puissantes, aussitôt repris en chœur. Les paroles taclent essentiellement la police, qu’elles assimilent aux néo-nazis.

La police, justement, assiste nombreuse au passage du cortège. Les efforts déployés sont très conséquents. Des dizaines et des dizaines de casques blancs et de boucliers jalonnent le parcours tout entier. Dans les avenues parallèles, de part et d’autre de la manifestation, on voit les policiers se déplaçant pour suivre la marche, tels des aimants. Depuis quelques balcons de luxueux hôtels, des couplent filment la procession. D’autres silhouettes apparaissent de temps à autre au faîte des bâtiments, avec téléobjectif ; ceux-là ne sont pas des clients. Tout au long de la marche, des graffeurs masqués déposent des phrases éclairs au spray sur les bâtiments alentour. Ils sont rapides et bondissants ; leurs phrases, souvent en rimes, appellent à la solidarité, entre fureur et poésie. La manifestation ne restera pas sans signature.

Puis la Place Syntagma se dessine. Les touristes, médusés, regardent passer le cortège aux teintes foncées, téléphone dégainé. On filme, on photographie, les photos iront peut-être sur des réseaux sociaux russes ou japonais, sans égard pour l’anonymat des visages qu’il conviendrait de flouter. Ce sont les mêmes qui provoquent en partie l’ire d’Exarchia par leur utilisation d’Airbnb, faisant augmenter les prix des loyers du centre d’Athènes, mais ils l’ignorent, plus ou moins consciemment : pour le moment, seule compte la collecte d’images que l’on accompagnera de commentaires approximatifs. C’est que la manifestation est assez spectaculaire aux yeux non avertis. Les tee-shirts noirs, les quelques coiffures punk et les drapeaux aisément convertibles en matraques impressionnent le tout-venant. Pourtant, malgré son aspect guerrier et sous le regard aigu des services du MAT qui défendent très nombreux le Parlement, le cortège opère son virage sans heurt, s’acheminant vers son point initial. La manifestation s’achève. À Panepistimio, on s’égaille dans les rues ensoleillées. Les militants les plus endurcis se sont donné rendez-vous à Exarchia, sur la place. On se promet, semble-t-il, des affrontements et des émeutes de plusieurs heures, car « il y en aura pour tous les goûts », comme le confie un militant anarchiste, qui se réjouit de la sérénité de cette première partie – qui aura rassemblé au moins 4000 personnes, d’après les premières informations * – mais tient aussi pour naturelle l’envie « d’en découdre ».

Les pronostics de violence s’avèrent excessifs. Si la place d’Exarchia est en effet le théâtre d’un second rassemblement, plus noir vêtu encore que celui de la matinée, si quelques cocktails Molotov sont lancés, comme c’est le cas presque quotidiennement dans le quartier, les avancées et reculs du MAT et des militants semblent tenir du folklore habituel plus que de la confrontation réelle. Au fond, il semble que l’injonction au calme soit demeurée vive dans les esprits : la guerre de la communication passe par la séduction d’un public lambda qui désapprouve d’autant plus la violence qu’elle est montrée décuplée par les médias ordinaires. Certes, 7 arrestations auront lieu durant l’après-midi, mais dès 17 heures, le quartier est retombé dans sa vie courante, les fumées lacrymogènes ne sont plus qu’un souvenir, les dealers ont repris leur position sur la place d’Exarchia, cernée d’escadrons de police. Somme toute, une journée presque ordinaire dans le cœur battant noir des habitants d’Exarchia.